Kind of Blue, chef d’œuvre de Miles Davis !
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Kind of Blue, chef d’œuvre de Miles Davis !

Hakim Aoudia - Publié le

Temps de lecture : 6 minutes

Kind of Blue n’est pas seulement le meilleur album de Miles Davis et l’un des plus grands succès commerciaux de toute l’histoire du jazz, c’est également et surtout, une révolution musicale qui marqua le déclin du Be-Bop et l’aboutissement d’un nouveau courant : le jazz modal.

Le contexte

Commençons par poser le cadre d’un jazz en pleine évolution, au sein duquel Miles Davis ne cesse d’innover et d’imaginer le futur de cette musique :

  • La naissance du cool jazz de 1948 à 1949, dont la richesse des orchestrations, les arrangements soignés et la relative lenteur rompent avec l’urgence du Be-Bop.
  • L’avènement de la troisième vague du jazz moderne : le Hard-Bop de 1949 à 1955.

La genèse

Dans une interview accordée au critique musical Nat Hentoff en 1958, le trompettiste affirme : « L’absence d’accords […] vous donne beaucoup plus de liberté et d’espace pour entendre les choses. Lorsque l’on va dans cette direction, on peut y aller pour toujours. On n’a pas à se soucier des changements et on peut faire plus avec la ligne mélodique. Cela devient un défi pour voir à quel point on peut être innovant dans la mélodie. Il y a moins d’accords mais des possibilités infinies à n’en savoir que faire. »

Il y a dans ces propos toute la volonté de Miles Davis de se libérer des codes, d’être là où on ne l’attend pas ; toujours avec un temps d’avance.

Le théoricien

George Russell rencontre Miles Davis en 1945, d’abord batteur, puis pianiste, il se consacre très vite à la composition et l’arrangement.
Un échange avec Miles qui lui affirme que son but ultime en musique est d’apprendre tous les enchaînements d’accords et dont il déduit qu’il s’agit de maitriser la relation harmonique entre les accords va le conduire à élaborer le Concept Lydien Chromatique d’Organisation Tonale. La première version de ce traité établissant les bases musicales du jazz modal sera publiée en 1953.

Cette théorie repose sur des gammes (ou modes) simples qui durent chacune pendant plusieurs mesures et accorde une importance particulière aux notes essentielles à l’accord en utilisant un espace rythmique comme élément structurant de la mélodie. A l’opposé, le Be-Bop avec ces changements incessants et sa complexité harmonique insiste davantage sur les extensions d’accord en essayant de remplir tous les espaces de notes.

Une définition

Miles Davis la définit ainsi : « La musique modale, c’est sept notes à partir de chaque gamme, chaque note. Une gamme par note, une mineure. Le compositeur-arrangeur George Russell avait coutume de dire qu’en musique modale le do se trouve où le fa devrait être. Que tout le piano commence à fa. Ce que j’avais appris, c’était que quand on jouait en modal on pouvait continuer à l’infini. Inutile de se soucier des grilles ou des trucs comme ça. On peut tirer davantage de la ligne musicale. Quand on travaille de façon modale, le défi, c’est de voir quelle inventivité on peut avoir alors sur le plan mélodique. J’allais vers des approches plus mélodiques et l’approche modale me semblait plus riche de possibilités. »

L’inspirateur

Miles Davis avait coutume de dire : « La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence. »

Il découvre Ahmad Jamal en 1953 : « J’avais été séduit par la façon de jouer et les concepts musicaux d’Ahmad Jamal, que ma sœur Dorothy m’avait fait connaître en 1953. Elle m’avait téléphoné d’une cabine de Chicago et m’avait dit : « Junior… Je suis en train d’écouter un pianiste qui s’appelle Ahmad Jamal et je crois que tu l’aimerais. » J’étais allé l’entendre une fois que je passais par là et sa conception de l’espace, la légèreté de son toucher, sa retenue, sa façon de phraser notes, accords et traits, m’en avaient mis plein la vue. De plus, j’aimais les thèmes qu’il jouait […] mais aussi ses compositions originales. J’aimais son lyrisme au piano, sa façon de jouer, l’espace qu’il utilisait pour le voicing d’ensemble de ses groupes. »

Il ne cessera ensuite de le citer comme l’un de ses musiciens préférés et l’une de ses principales sources d’inspiration.

Dans l’histoire du jazz, Ahmad Jamal est un véritable ovni qui ne connait le succès public et critique que très tard. Il est pourtant très tôt adulé par bon nombre de musiciens qui louent son art de la respiration, la légèreté de son toucher, son esthétique du silence et sa parfaite maitrise de l’équilibre entre tension et relâchement.

Son jeu, tout à la fois, économe, dynamique, aérien, tout en retenue, va très largement influencer le travail de Miles Davis dans les années 1950 et notamment la conception de Kind of Blue. Cette influence transparait dans Pavanne qui a servi de modèle à la construction de So What.

L’ossature

George Russell fait appel à Bill Evans en 1956 pour l’enregistrement de son album The Jazz Workshop. Très vite, il le recommande à Miles Davis, qui comprend immédiatement que c’est le pianiste idéal pour l’accompagner sur Kind of Blue. Ainsi, Miles finira par avouer en 1989 : « J’ai construit cet album autour du jeu de piano de Bill Evans. »

C’est un pianiste atypique, qui intègre très tôt à son jeu des influences classiques, notamment des impressionnistes français : Ravel, Fauré, Debussy, Satie. De plus, sa maitrise du voicing, des subtilités rythmiques, de la mélodie, de l’harmonie, son aptitude exceptionnelle à ne jamais jouer la note fondamentale, mais de toujours la suggérer et d’ondoyer autour de la ligne mélodique, font de lui l’un des piliers du succès de cet album.

Son apport est évident si l’on compare :

  • L’ouverture du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel avec l’ouverture de All Blues, des liens apparaissent également avec la Sonate pour violon et piano du même Ravel.
  • L’introduction de So What avec les mesures de l’ouverture Voiles de Claude Debussy.
  • La structure de Gymnopédie No.1 d’Erik Satie avec celle de Flamenco Sketches.

Des sidemen de luxe

Dire que le quintet de Miles était composé des meilleures solistes du moment est un euphémisme :

  • Julian Cannonball Adderley, très vite considéré comme le nouveau Charlie Parker avait un jeu exubérant et chaleureux inspiré du gospel.
  • John Coltrane était un mystique, constamment en quête de nouvelles sonorités et de nouvelles combinaisons de notes et d’accords.
  • Paul Chambers était la parfaite métaphore de son instrument : force retenue, intelligence discrète et musicalité débordante.
  • Jimmy Cobb, en plus de sa parfaite maitrise de la polyrythmie et la finesse de son jeu de balais, a su tout au long de l’album garder le tempo parfait.
  • Wynton Kelly dont le jeu subtil tire ses racines du Blues remplace logiquement Bill Evans sur Freddie Freeloader.
John Coltrane, Cannonball Adderley, Miles Davis et Bill Evans pendant l’enregistrement de « Kind of Blue », Columbia studio, New York, 22 avril 1959. © Don Hunstein / Sony Music Archives.

Un leader

Miles Davis était un musicien en perpétuel mouvement, expérimentateur de génie, créateur visionnaire qui allait toujours de l’avant, constamment à la recherche de sons et de styles nouveaux.

Selon George Russell, son improvisation sur So What est l’une des plus parfaites de l’histoire du jazz, à tel point qu’il écrira un arrangement pour Big Band de ce solo qu’il enregistrera à plusieurs reprises avec le Living Time Orchestra. Ce solo illustre parfaitement une citation de Miles Davis restée célèbre : « Pourquoi jouer tant de notes alors qu’il suffit de jouer les meilleures ? ».

C’était également un découvreur de talents, un meneur d’hommes qui choisissait les musiciens avec lesquels il savait que cela fonctionnerait, avant même qu’ils ne jouent ensemble.

Appelons cela de la prémonition ou de la clairvoyance ; en tout état de cause, ce groupe fonctionnait comme un atelier, une sorte de work in progress constant dans lequel Miles Davis apportait de la cohérence en disant à chacun ce qu’il devait éviter de faire et de l’harmonie en ne disant jamais comment il fallait jouer. Ces qualités qui ont fait le succès de Kind of Blue vont se vérifier et s’amplifier tout au long de sa carrière.

Un paradoxe

Même si certains enregistrements antérieurs peuvent être considérés comme annonciateurs du jazz modal, Kind of Blue reste très certainement la forme la plus aboutie de ce courant. :

  • Peace Piece de Bill Evans en 1958.
  • La première incursion de Miles Davis en 1958 avec Milestone.

Plus tard, d’autres tenteront l’expérience :

  • John Coltrane avec My Favorite Things en 1960 et Impressions en 1961.

Cette liste n’est certainement pas exhaustive, mais force est de constater que Kind of Blue, de par son statut de chef-d’œuvre absolu, deviendra également et d’une certaine manière le tombeau du jazz modal.

P. S. : Je ne saurais vous conseiller, pour être complet, de vous procurer l’œuvre de George Russell.

Peu connu du grand public et avec une discographie d’un peu plus d’une trentaine d’albums, ce dernier consacra sa vie à ce courant musical, jusqu’au début des années 2000.

Hakim Aoudia.

Notre note
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Miles Davis – Kind of Blue 50th Anniversary

Commentaires

1
Sami El ghoul

Article de haute facture qui illustre bien l'evolution du Jazz .toutefois je n'ai pas apprecié"le déclin du bebop".sans ce courant et son initiateur The Bird,on n'aurait eu du mal à assister à cette révolution

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