Earl Bostic : l’université du saxophone jazz !
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Earl Bostic : l’université du saxophone jazz !

Hakim Aoudia - Publié le

Temps de lecture : 8 minutes

Notamment, célèbre pour sa virtuosité technique, Earl Bostic fut un saxophoniste, arrangeur et chef d’orchestre noir américain de jazz, spécialiste du saxophone alto. Mentor de John Coltrane, ce dernier le surnommera : l’université du saxophone !

Un chant de cygne

Pour Friedrich Nietzsche : « Toute musique vraie, toute musique originale, est un chant de cygne. – Peut-être notre musique moderne, quel que soit son empire – et sa tyrannie, n’a-t-elle plus devant elle qu’un court laps de temps ; car elle a surgi d’une culture dont le sol miné s’enfonce rapidement, d’une culture bientôt engloutie. »

En effet, la musique est le reflet d’une société, d’une époque. Avec ses propres codes, elle décrit l’âme humaine, représente une culture. Ainsi, il faut écouter Bach pour comprendre le luthéranisme, Chostakovitch pour saisir l’âme russe, ou Duke Ellington pour saisir une certaine Amérique des années 1940/1950.

Le produit d’une époque

De la même manière, Earl Bostic est le pur produit d’une époque et d’un milieu socioculturel : l’Amérique des années 1930, de la Grande Dépression, du swing et d’un jazz très lié à la danse et au divertissement.

Il naît à Tulsa, en Oklahoma le 25 avril 1913 et s’initie à la musique très tôt, jouant de la clarinette et du saxophone alto pendant ses études secondaires.

Dès 1930, il fait partie, notamment, de l’orchestre du trompettiste Terrence Holder, mais plus généralement de ces fameux Territory Bands, qui sillonnent le Midwest pour se produire ; dans des cabarets, des casinos, des hôtels ou restaurants de luxe, avec des musiciens ballottés de ville en ville, épuisés par de longs voyages, subissant la ségrégation et la discipline implacable exigée par les chefs d’orchestre.

Territory Bands 1927-31 : What Kind of Rhythm Is That ? – Hot Lips – 89 par Bill Brown & his Brownies (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Un jeune prodige

Le saxophoniste Buddy Tate se rappelle l’avoir côtoyé vers 1930, il avait à l’époque dix-sept ans, et le décrit comme un musicien fantastique capable de jouer n’importe quoi au saxophone.

En 1934, il est diplômé de l’Université Xavier de Cincinnati, s’installe à La Nouvelle-Orléans où il collaborera, notamment, avec Joe Robichaux, pour finalement se fixer à New York vers 1938.

Comme il n’y a aucun enregistrement d’Earl Bostic avant 1939, on suppose qu’il a mené une vie de musicien itinérant, engrangeant expérience et réputation, jusque-là.

Premiers engagements

Sa première participation à une séance enregistrée date du 12 octobre 1939, à New York avec le groupe de Lionel Hampton.

La même année, il crée son propre orchestre, qui devient l’orchestre maison du club de jazz Small’s Paradise à Harlem.

En plus de son propre groupe, Earl Bostic composera et arrangera pour les autres : Artie Shaw, Paul Whiteman, Hot Lips Page et Louis Prima. À noter, sa composition Let Me Off Uptown pour l’orchestre de Gene Krupa, énorme succès de l’année 1941, mettant en vedette Anita O’Day et Roy Eldridge.

Gene Krupa, Anita O’Day & Roy Eldridge : Let Me Off Uptown (1941) (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Sa collaboration avec l’orchestre de Lionel Hampton atteindra son apogée en 1944 avec The Major And the Minor, dont le critique de jazz Victor Schonfeld dira : « dans la plus pure continuité de la tradition orchestrale de Benny Carter, tant dans la conception que dans l’exécution. »

Lionel Hampton and His Orchestra : The Major and The Minor (1944) (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Premier enregistrement en tant que leader

Ces collaborations contribueront à son essor musical et il reprendra à son compte les recettes du succès éprouvées par les chefs d’orchestre qu’il a côtoyés.

Son premier enregistrement, en tant que leader, a lieu en novembre 1945 pour le label Majestic ; avec un orchestre de treize musiciens incluant l’immense Don Byas au saxophone ténor et Cozy Cole à la batterie.

Un style particulier

Le standard The man I love enregistré lors de cette session est la parfaite illustration du style de Earl Bostic. La première partie met en vedette Bostic jouant la mélodie dans la plus pure tradition de la ballade jazz : un vibrato très ample qui sera l’une des caractéristiques majeures de son son pour le reste de sa carrière, à 01:54 le groupe double le tempo pour lui permettre de nous gratifier d’un solo énergique, puis à 02:48 le groupe s’arrête et il se lance dans un solo fulgurant de 22 secondes, véritable démonstration de force et de virtuosité où tout y passe : changements d’accords, passage du suraigu au grave, staccato, altissimo, etc.

Earl Bostic and His Orchestra : The Man I Love (1945) (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

La technique du Growl

En 1947, il réduit son groupe : une section rythmique (piano, contrebasse, batterie), une trompette, un saxophone ténor et lui-même à l’alto.

La même année, il enregistre une version de Temptation, qui non seulement deviendra un succès commercial, puisqu’elle sera classée 10e au Harlem Hit-Parade en mai 1948, mais également, représentera un véritable tournant, la construction d’un nouveau style avec l’utilisation de la technique du Growl (littéralement : grognement) ; procédé vocal qui consiste, dans l’usage des cuivres, à faire rouler l’air dans l’arrière-gorge pour produire un son rugissant.

Fin 1948, Syd Nathan, propriétaire du label King Records, tombe sous le charme du nouveau son d’Earl Bostic, rachète son contrat, la plupart de ses enregistrements et ainsi, commence un partenariat qui durera plus de seize ans.

Earl Bostic and His Orchestra : Temptation (1947) (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Reconnaissance et célébrité

Il enregistrera six sessions pour King Records entre 1949 et 1950, devenant de plus en plus célèbre.

En janvier 1951, il enregistre le grand classique Flamingo, immortalisé par le Duke Ellington Orchestra en 1941, qui deviendra son plus gros succès commercial, se classant au premier rang du Billboard R&B Chart.

Il continue à développer son style caractéristique, notamment grâce au travail des ingénieurs de King Records, qui ajoutent de l’effet, de l’écho et de la réverbération au son lourd de l’alto, lui donnant cette impression de scintillement.

Un musicien exigeant

Earl Bostic était très exigeant avec ses musiciens : la qualité qu’il appréciait le plus était la lecture à vue (soit la lecture d’une partition de façon immédiate, sans avoir besoin d’y réfléchir ou de la déchiffrer) ; et ceux qui ne pouvaient pas le faire étaient remplacés très rapidement.

Ses musiciens étaient, en revanche, très bien payés : 175 $ par semaine sur une tournée (à l’époque le loyer mensuel d’un appartement de luxe à New York était de 100 $).

Il savait également s’entourer et engager les meilleurs talents de l’époque : Jimmy Cobb à la batterie (qui enregistrera huit ans plus tard le mythique Kind of Blue auprès de Miles Davis) et pour ne citer que ceux-là, d’immenses saxophonistes : John Coltrane, Stanley Turrentine, Benny Carter et Benny Golson.

Le meilleur saxophoniste alto

Ce dernier dira plus tard : « Techniquement Bostic est le meilleur saxophoniste alto que je n’ai jamais entendu. Charlie Parker ne lui arrivait pas à la cheville, pas sur la technique ; le style c’était une autre affaire. John Coltrane m’a beaucoup parlé de sa technique. Ce type était un démon ; il ne jouait que ce qui pouvait lui rapporter de l’argent ; comme Flamingo jusqu’à la nausée. Le reste du groupe jouait un accord ou une triade à la fin du morceau et restait là, à attendre, la plupart du temps. Il n’y avait pas grand-chose à jouer pour nous. »

Flamingo (1951) (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Comment chaque marque de saxophone devrait sonner

Et d’ajouter : « Je me souviens également d’une fin de concert au club Minton de Harlem, au début des années 1950. J’étais avec Coltrane, Earl Bostic s’est assis et il s’est mis à jouer. Il pouvait exécuter n’importe quelle tonalité, n’importe quel tempo, jouant presque une octave au-dessus de la gamme de l’alto. Nous avons discuté avec lui et il nous a expliqué comment chaque marque de saxophone devrait sonner. Il a dit : sur le Martin, vous devez poser vos doigts de cette façon, le Buescher comme cela, et le Selmer ainsi. »

L’université du saxophone

John Coltrane dira, quant à lui : « J’ai apprécié de jouer avec lui ; il y avait de la bonne musique. C’était un musicien extrêmement doué qui m’a fait découvrir l’instrument. »

Art Blakey confirmera : « Je sais que Coltrane a beaucoup appris en jouant avec Bostic. Personne n’en savait plus sur le saxophone que lui. Je veux dire techniquement, et cela inclut Bird. Bostic pouvait prendre n’importe quelle marque de saxophone et vous dire ses qualités et ses défauts. Travailler avec Earl Bostic, c’était comme fréquenter l’université du saxophone. »

Alto star

Le magazine Down Beat le qualifiera d’alto star et le 21 août 1952, Le Los Angeles Sentinel écrira : « 2 400 fans à San Diego », « 1 400 s’émerveillent face à son talent et son sens du rythme à Los Angeles », et « Une foule de près de 4 000 personnes au Richmond Civic Auditorium », « C’est le même phénomène partout où Bostic et son groupe se produisent ».

Se produisant de plus en plus à un rythme effréné, il subit une crise cardiaque en 1956 qui va l’éloigner des tournées et des concerts, jusqu’à la mi-1959.

Excercise (1956) (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Il continuera néanmoins à enregistrer régulièrement en studio.

Earl Bostic deviendra l’artiste le plus enregistré par le label King ; seulement surpassé par James Brown.

Une esthétique commerciale

Pour faire écho aux critiques de Benny Golson ; on lui a souvent reproché une sorte de dévoiement commercial et un manque d’innovation, notamment à la fin des années 1950.

Sa maison de disques avait, par ailleurs, une grande responsabilité dans cet état de fait ; ne lui laissant que très peu de liberté, faisant pression : allant jusqu’à lui façonner une esthétique commerciale. Il faut dire qu’à cette époque on était déjà passé au Hard Bop et au Free Jazz, notamment à cause de l’insatisfaction due aux restrictions du Bebop.

Plaire au plus grand nombre

Earl Bostic a également sa part de responsabilité : « Je pense que c’est aux personnes chargées de produire mes séances d’enregistrement de choisir et décider ce qui est le mieux pour moi… Notre objectif principal est de vendre des disques… Nous devons fabriquer un album qui plaira au plus grand nombre. Si c’est cela être commercial, eh bien, je l’assume ; je le suis. »

Dans son film Permanent vacation, paru en 1984, Jim Jarmush fait danser Aloysious Parker, jeune vagabond perdu dans un New York de squats et de ruines urbaines, sur l’un des tubes d’Earl Bostic Up There In Orbit. Jarmusch dira dans une interview qu’il a choisi ce morceau parce qu’il représentait « le style Bebop des années 1950 ».

Permanent Vacation : Jim Jarmusch. Christopher Parker danse sur Up in Orbit d’Earl Bostic (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Un tournant

Le monde était en train de changer, le jazz aussi et Earl Bostic en avait conscience. Dès juin 1959, il va entrer dans une sorte de semi-retraite et ne reviendra aux studios qu’en 1963 pour enregistrer Jazz As I Feel It et 1964 pour A New Sound. Ces deux albums illustrent parfaitement la nouvelle direction prise : une liberté complète sur le processus de création des albums, un retour aux sources du Bebop et du Blues et des sidemen mis également en vedette au côté du leader (Joe Pass à la guitare et Richard Groove Holmes à l’orgue).

Ce tournant est clairement explicité dans une interview de l’époque : « J’espère, un jour, être en mesure de choisir de vrais bons musiciens, des mecs que je connais, avec lesquels j’aurais envie de jouer, d’aller en studio et ne choisir que les choses qui me plaisent vraiment. »

Earl Bostic Complete Quintet Recordings (1963) (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Une influence pour la nouvelle génération

Il décède le 28 octobre 1965 à Rochester, à New York, des suites d’une crise cardiaque subie deux jours plus tôt, en plein concert au Midtown Tower Hotel.

Notons pour finir qu’Earl Bostic a également influencé la nouvelle génération. Dans une interview au The National Jazz Museum in Harlem, du 17 mars 2020, l’immense saxophoniste James Carter le cite comme l’une de ses principales sources d’inspiration.

James Carter : JC on the set (Earl Bostic : l’université du saxophone jazz).

Hakim Aoudia.

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